Les confidences de femmes, Hama n’a pas souvent l’habitude d’en recevoir. Mais cet après-midi, lors de l’une de ces fréquentes évasions, il a ramassé un bloc-notes jeté dans un coin reculé de ses illusions perdues à la lisière du désert de sa solitude. L’ouvrant au hasard, il tomba sur la page 5, qu’il commença aussitôt à avaler avec gourmandise. Pourtant elle a un goût assez particulier. Mais lui y trouvait des saveurs plutôt appétissantes, probablement à cause du portrait de ce personnage féminin avec lequel il partage certains soucis qui le tiennent à coeur, sur les plans humain et intellectuel : ‘’Quand Émneyatt saurait accomplir de bonnes choses, des choses importantes, elle se mettra en colère… et elle criera sur le monde. Un cri à la hauteur de son grand rêve et ses paradoxes : à la fois déchirant, fort, doux… Depuis très longtemps, elle attend ce cri qui ne se profile toujours pas à l’horizon. Pourtant elle ne désespère pas. Bien au contraire : elle est consciente de ses propres atouts… et elle s’efforce de gérer son attente, le temps que le rêve se mette bien en place. D’ici là, ‘’je m’’écrase’’, se dit-elle modestement pour calmer ses ardeurs. C’est-à-dire qu’elle doit faire profil bas, se contentant de regarder passivement autour d’elle, de fouiller sans but précis dans les morceaux éparses de sa mémoire déchirée, des années durant, par un milieu misogyne qui l’a façonnée depuis sa tendre enfance. Un environnement qu’elle a fréquemment interrogé, vainement, non sans une ceraine douleur de l’âme. Une douleur d’autant plus insupportable qu’elle l’a toujours tue malgré elle, comme le veulent les coutumes et us ambiants dans la tribu, dans le village : les siens, bien entendu, mais aussi tous les autres villages ou tribus. Sachant que pour le moment elle n’aura pas de réponse, ni dans l’immédiat, ni dans un délai prévisible, Émneyatt se résigne donc à attendre que de nouvelles perspectives s’ouvrent devant elle. Qui sait ? Peut-être qu’un jour elle trouverait en marge de cette attitude ‘’attentiste’’, de cette révolte silencieuse qui bouillonne en elle, la voie qui mène vers l’impasse : elle veut y pénétrer, la défier. Elle veut sortir de ce gouffre de réflexion, de sentiments diffus, armée seulement de sa force d’imagination, des flux de sensation qui l’envahissent en pensant à ses amours, à son travail, à sa vie de femme épanouie. Elle cherche un nouveau ‘’statut social’’ pour elle, un statut qui lui permette de dire les choses simplement, sans avoir besoin de faire des détours inutiles, ou sans les laisser enfouies en elle, incapable de les sortir. Elle ne sait pas trop comment oser lâcher un mot parmi les plus banalisés chez l’espèce humaine en direction de son homme, de sa fille, de ses enfants : elle ne comprend pas pourquoi est-ce-que dire ‘’’je t’aime’’ est si indécent, au point de rendre l’univers sombre à ses yeux. ‘’Eh oui, pour trouver son chemin dans un milieu comme le mien, il faut aller là où n’apparait nulle issue’’, pense-t-elle. C’est ce voyage sans destination précise que désire faire, Émneyatt. »N’est-ce- pas c’est de cette manière que je suis arrivée à me glisser parmi les universitaires de ce pays’’, se rassure-t-elle. Une assurance, ou plus exactement un genre de questionnement ou d’auto consolation, qui lui sert de source d’énergie renouvelable, lui donnant souvent l’envie d’aller loin dans l’inconnu, de le sonder, de le tutoyer, de l’interpeller. Sortir des ‘’ clichés dorés’’, des standards socioculturels tout faits, dans lesquels l’enferment son éducation et la société, est devenu une obsession pour elle. Elle cherche son propre chemin. Elle en a marre de suivre des sentiers battus où tout est balisé, où tout est fondé sur des non dits. Elle se sent toutefois incapable de relever le défi toute seule. Elle éprouve le besoin d’être soutenue. Sans quoi, comment pourrait-elle faire face au règne de ce terrible ‘’politiquement correcte’’ qui ne dit pas son nom, et qui pèse de toute son inertie sur son entourage ! Mais elle a un atout : sa recherche de soi, de sa propre voie, difficile soit-elle, en comptant sur elle-même, ne l’enferme pas dans un individualisme isolationniste et contre productif. C’est vrai cependant que la ‘’sahwa’’(*) réduit considérablement les possibilités de communication, d’échanges, entre les gens. Néanmoins, au sein des groupes de même sexe, de même génération, plusieurs portes restent accessibles. C’est dans ce type d’espace que nous toutes, Émneyatt, comme les autres femmes, rencontrons généralement de bonnes interlocutrices, à défaut d’y trouver des réponses à nos problèmes. Malgré cet environnement amical, propice au dialogue, et malgré son esprit généreux et son sens profond du partage, Émneyatt a quand même hésité quelque peu avant de s’ouvrir à ses amies. Puis, passés les petits moments d’hésitation habituels, y compris entre confidentes, elle demanda, concluant son propos sur un ton manifestement calme, mais au fond empreint d’une grande colère mélangée d’angoisse : ‘’Comment est- ce-qu’on peut avoir les moyens de son ambition ? Une ambition qui reste en principe modeste ; mais chez nous, il faut avoir suffisamment de force et s’armer de courage pour dire ce qui vous traverse, ce que vous éprouvez pour votre homme, pour vos enfants, pour ce que vous aimez, pour ce que vous êtes. Voyez-vous ce que je veux dire ?’’ Je ne sais pas ce que lui ont répondu les autres, quant à moi… Pff !! Je sais pas trop comment réagir : la question me touche et m’embarrasse autant qu’elle !’’. Arrivé au terme de sa lecture, Hama balaya rapidement la feuille de son regard, le temps de vérifier, en haut puis en au bas de la page, le nom de la narratrice. Mais point de signature, point d’auteure ! En cet instant, il se ressaisit vite, se rappelant ce dont il ne devait pas du tout douter : la ‘’page 5’’ n’existe que dans son esprit. C’est vrai qu’elle y est fortement ancrée. ‘’L’inventer, de cette façon ou d’une autre, est une manière pour moi de dire mon amour sans heurter’’, songea-t-il. Dans une société comme la sienne, où taire ses désirs, ses sentiments, est une vertu cardinale, les gens rivalisent d’imagination, en recourant à des stratégies de contournement. Faire des allusions, des clins d’œil, utiliser des symboles, des codes convenus… à l’endroit de celle ou de celui que l’on aime, que l’on chérit… sont les seules voix autorisées : leurs seuls outils pour faire survivre leurs sentiment en les exprimant de la sorte. Hama comme Émneyatt ne s’en privent pas. Autrement : comment lire la ‘’page 5’’ et l’interprétation qu’en fait Hama ? Le tout indique en effet une grande angoisse due au fait que l’amour devait se cacher pour ne pas mourir. Cette inquiétude est bien légitime pour ceux qui connaissent des régions du monde, comme la Mauritanie, où taire ses sentiments est traditionnellement considéré comme une valeur à la fois morale et socioculturelle, qui fonde les rapports sociaux dans le pays ou la zone considérés. Plus globalement, sur un plan humain général, angoisses ou soucis sont tout aussi légitimes, si l’on devait se referer à la vision lumineuse de Khalil Gibran : » L’Amour est un mot de lumière, écrit par une main de lumière, sur une page de lumière « , écrivait-il. Nombreux dans le monde, ceux qui en sont loin, ceux dont la perception de l’amour n’est pas aussi lumière que celle de ce grand esprit qui, par exmple, a produit : » Le Prophète » ! El Boukhary
Mohamed Mouemel