En réalité, ces positions étaient loin d’être complètement antagonistes. Alors que l’Allemagne s’ouvrait aux réfugiés syriens arrivés à ses portes, elle mettait en œuvre une politique de renvois de dizaines de milliers d’exilés originaires des Balkans, sous prétexte qu’il s’agirait de « faux réfugiés ». Pire encore, ses parlementaires et son ministre de l’intérieur réfléchissaient aux modalités (baisses des prestations, assignation à résidence, pression sur les pays d’origine…) permettant de signifier aux futurs exilés qu’ils n’étaient pas bienvenus. De son côté, en fermant ses frontières, la Hongrie ne faisait qu’appliquer une politique visant à empêcher aux exilés de rejoindre le territoire européen. L’UE encourage en effet de longue date ces pratiques à ses frontières extérieures à l’Est et Sud, en particulier autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc (1) . Quelques semaines à peine après l’émotion planétaire soulevée par la photo du cadavre du petit Aylan Kurdi échoué sur les côtes turques, les masques sont tombés. De sommets ministériels exceptionnels en « discours historiques » devant le Parlement européen, en passant par les plans d’action et autres textes de la Commission, l’UE a clairement réaffirmé ses priorités en matière de police des frontières, de sous-traitance de la gestion migratoire à des pays voisins et de dissuasion des mouvements migratoires : - Avec la mise en place de « hotspots (2) », l’enfermement des étrangers va se généraliser, y compris pour les demandeurs d’asile. Ces camps vont être utilisés comme des dispositifs de tri entre « bons réfugiés » et « mauvais migrants ». Les Etats européens seraient prêts à « se partager le fardeau » de l’accueil d’une (petite) partie des demandeurs d’asile (3), mais à condition que les maigres droits et garanties procédurales que la loi reconnait à l’ensemble des migrants soient abandonnés. Les « hotspots » sont avant tout envisagés comme des catalyseurs d’expulsion devant permettre d’améliorer le « taux de retour » des exilés qui ne seraient pas éligibles au graal de la « relocalisation » (la possibilité d’entrer dans les quotas de réfugiés âprement négociés par les États membres). - La sous-traitance de la surveillance des frontières, mais aussi de l’accueil des demandeurs d’asile aux États voisins de l’UE, est réaffirmée. Le 7 octobre dernier, devant le parlement européen, le président la République française a ainsi pu déclarer : « c’est en Turquie que les réfugiés doivent, autant qu’il est possible, être accueillis ». Cette ligne est aussi celle de la Commission et de la majorité des États membres. Cela alors même que plus de deux millions de Syriens ont déjà trouvé refuge dans un pays que le président Erdogan a entraîné dans une dérive autoritaire et une véritable stratégie de la tension avec la minorité kurde et les forces démocratiques. - La militarisation des contrôles migratoires a franchi une nouvelle étape. Au nom de la lutte contre les passeurs et autres « trafiquants d’êtres humains », elle confine à la guerre aux migrants. Les bâtiments militaires de l’opération EUNavfor Med, rebaptisée cyniquement Sophia (4) , peuvent dorénavant arraisonner en haute mer des bateaux suspectés de contribuer au trafic d’êtres humains. Demain, si l’ONU donne son accord, ces interceptions, voire des destructions de navires, pourront être menées dans les eaux territoriales libyennes. Selon toute probabilité, les passagers ainsi arrachés à leurs supposés bourreaux seront conduits dans des camps en Italie ou remis entre les mains, en Libye ou ailleurs, de ceux qu'ils cherchaient à fuir. Au travers du renforcement des moyens financiers, matériels et juridiques de l’agence Frontex, l’UE organise en effet un véritable réseau de surveillance destiné à ce qu’un minimum de personnes approche de ses côtes. Après avoir bloqué les possibilités d’accéder à l’Europe par les voies aériennes, faute de visas accordés aux personnes suspectées d’être un « risque migratoire », c’est d’un véritable blocus des côtes de l’Afrique du nord et de la Turquie dont rêvent les décideurs européens. Ils voudraient le compléter d’un pont aérien destiné à organiser les retours forcés de toutes celles et ceux qui, au péril de leur vie, se seraient faufilés jusque dans ces avant-postes de l’UE destinés à être transformés en « hotspots » (en particulier dans les îles italiennes ou grecques). Pour atteindre ses objectifs, les États membres et l’UE sont prêts à toutes les compromissions : les opérations militaires au Sahel menées par les contingents français et belges sont dorénavant aussi envisagées comme un moyen de couper les routes migratoires ; il est programmé d’installer au Niger des camps destinés à organiser des retours forcés ou « volontaires (5) » en amont des frontières européennes ; les régimes les plus répressifs (par exemple le Soudan ou l’Erythrée, notamment dans le cadre du « processus de Khartoum (6)»), que fuient des dizaines de milliers de demandeurs d’asile, bénéficient de subsides afin de retenir leur population et de « sécuriser » leurs frontières… Ces vastes marchandages, et notamment la question des accords de réadmission (7) (autrement dit de l’engagement des États d’origine ou de transit à « reprendre » les personnes expulsées d’Europe), seront les enjeux centraux du prochain sommet euro-africain de la Valette (11-12 novembre 2015). Afin de faire admettre la démission morale de l’UE et son renoncement à appliquer les grandes conventions internationales de protection des droits humains, y compris celles concernant les demandeurs d’asile, les autorités européennes vont continuer de s’appuyer sur une politique de l’effroi : les équilibres nationaux et européens seraient mis en péril par « le plus grand afflux migratoire depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ». Pour cela, les statistiques opportunément fournies par Frontex vont continuer d’être martelées : « Dois-je rappeler que l'Europe est confrontée à une pression migratoire sans précédent ? Que depuis le début de l'année, l'agence Frontex a déjà dénombré plus de 710 000 entrées irrégulières sur le territoire européen ? » écrit ainsi le ministre français de l’Intérieur afin de s’opposer à toute amélioration du sort des migrants bloqués à Calais et contraints de vivre par milliers dans des camps de fortune. L’agence Frontex a pourtant elle-même reconnu que ses chiffres étaient biaisés. En effet, elle comptabilise des franchissements de frontières et non des personnes. Ces dernières, au cours de leur périple vers l’Allemagne ou l’Europe du nord, sont donc souvent recensées à plusieurs reprises. Dans de nombreux pays de l’UE (en France, en Grande-Bretagne, en Italie…), les statistiques nationales de demandes d’asile sont ainsi restées stables en 2015. Les données de Frontex sont pourtant utilisées pour contrecarrer les mouvements de solidarité avec les exilés et apporter de l’eau au moulin des argumentaires inhospitaliers voire xénophobes. Elles occultent opportunément qu’en 2015, l’UE est certes un mirage pour des centaines de milliers d’exilés mais elle n’est plus une véritable terre d’asile : elle ne reçoit que ceux qui ont survécu aux multiples obstacles mis sur leur route, dans des proportions si faibles qu’elles donnent à voir cette politique d’inhospitalité. Ainsi, la Turquie, que l’UE aimerait transformer en gardien de l’étanchéité de ses frontières, accueille au moins quatre fois plus de réfugiés syriens que l’ensemble des 28 États-membres. Pour arriver à ce résultat l’UE fait flèche de tout bois et défend avec opiniâtreté l’assignation à résidence de la majorité de la population mondiale et la mise en œuvre de facto d’un « délit d’émigration » contraire à tous les textes internationaux et en particulier à l’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Ce sont ces valeurs – l’inhospitalité, le déni des droits fondamentaux, les marchandages les plus cyniques – que l’UE apportera à la table des négociations qui se tiendront à La Valette, Malte les 11 et 12 novembre 2015. __________________________________________________
références :
(1) Voir le rapport de mission « Gérer la frontière euro-africaine : Melilla, laboratoire de l’externalisation des frontières européennes en Afrique » (août 2015).
(2) Voir le billet « Avec les ‘hotspots’, l’UE renforce sa politique de refoulement des boat people » (Migreurop, juillet 2015).
(3) Voir « EPC Policy Update for the European Programme for Integration and Migration » (EPC, octobre 2015).
(4) Voir « Migration : l’ONU autorise l’UE à agir par la force contre les passeurs » (Libération, septembre 2015).
(5) Voir les documents issus de la journée de réfléxion inter-associative « Le retour volontaire : quelles politiques ? » (juillet 2014).
(6) Voir « L’UE punta sull’esternalizzazione del controllo delle frontiere » (Arci, avril 2015).
(7) Voir « Accords de réadmission : la coopération au service de l’expulsion des migrants » (Migreurop, juillet 2012).