«Donaye», un autre «Timbuktu»

sam, 12/13/2014 - 19:32

C’est un film primé, réalisé par un Mauritanien en Mauritanie et qui parle de l’occupation, de la liberté et de la résistance d’une population musulmane en Afrique. Surprise, on ne parle pas de « Timbuktu » d’Abderrahmane Sissako, mais du village de Donaye. Dans « Retour sans cimetière », le jeune réalisateur Djibril Diaw filme ce nid de résistants, devenu le symbole d’une injustice qui perdure contre les Noirs depuis les « événements de 1989 » en Mauritanie. Ce documentaire qui vient de recevoir le prix spécial du Jury au Festival Docs Afrique est programmé ce samedi 13 décembre aux Rencontres Afrique en Docs à Lille. Entretien.

RFI : Quand on évoque l’année 1989, vous ne pensez pas à la chute du Mur, mais aux événements de 1989 en Mauritanie. De quoi s’agit-il ?

Djibril Diaw : Un Mauritanien comme moi pense plutôt à la construction d’un autre Mur de Berlin chez nous en Mauritanie, parce que 1989 était vraiment l’année où la Mauritanie a connu les moments les plus sombres de son histoire, c’est-à-dire l’exécution et l’expulsion des Négro-Mauritaniens qui étaient victimes de ces événements.

Retour sans cimetière est en quelque sorte la suite de votre film 1989. A l’époque, un incident frontalier entre des éleveurs mauritaniens et sénégalais s’est terminé par la mort de deux personnes. Selon votre film, le gouvernement mauritanien, dirigé par le colonel Taya, d’origine arabo-berbère, avait pris l’incident comme prétexte pour entretenir une vague de suspicion contre les Négro-Mauritaniens. Dans 1989 vous avez documenté les arrestations, les exécutions, les massacres, la déportation et le déplacement de milliers de Négro-Mauritaniens qui ont suivi aux événements de 1989. Dans ce film sorti en 2009, vous parlez même d’une « épuration ethnique ». Et vous affirmez que le gouvernement mauritanien avait censuré votre film.

C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué, parce que pour moi, c’est une négation de l’histoire. C’est un acte qui m’a montré que la réelle volonté politique de régler ce problème n’est pas toujours là. Censurer un film alors que l’on parle de liberté d’expression, de réconciliation nationale… Et c’étaient des parties de film très essentielles qui ont été coupées, parce qu’elles relataient un peu les événements du mouvement des années 1960, suite à l’apparition du Manifeste du Négro-Mauritanien opprimé. Le film parle des 19 intellectuels négro-mauritaniens qui avaient fait une analyse de la situation des Noirs en Mauritanie, par rapport aux postes et au rang sociopolitique qu’ils occupaient dans le pays. Sept minutes du film ont été coupées : une partie qui relatait cette lecture du manifeste et aussi quelques passages de l’ex-président ou dictateur Maaouiya Ould Sid Ahmed Taya qui vit actuellement en exil au Qatar, et des images du déplacement dans le pays, accompagnées de certaines personnalités qui sont encore au pouvoir.

Exilé à Paris, pouvez-vous encore travailler en Mauritanie ?

Actuellement, je ne travaille plus en Mauritanie, mais ce n’est pas parce que je n’y peux plus travailler. C’est parce que j’ai choisi de vivre et travailler en France.

Retour sans cimetières montre que, en 2009, après un accord signé entre le Haut Commissariat pour les Réfugiés et la Mauritanie, le président mauritanien avait demandé aux exilés de revenir. Il avait aussi promis de leur redonner leurs terres qui avaient été redistribuées aux Mauritaniens arabo-berbères. Mais ces derniers ont souvent refusé. Dans le village de Donaye, pratiquement personne n’a récupéré son champ et même le cimetière a été transformé par un propriétaire terrien maure en un vaste champ agricole. La discrimination continue-t-elle encore aujourd’hui ?

La discrimination continue encore et encore. Quatre mois après que j’avais tourné ce film, [des habitants] de ce village et d’autres collectivités négro-mauritaniens, qui sont rentrés de l’exil, ont décidé de faire une marche pacifique : 360 kilomètres à pied, 15 jours de marche, de Boghé jusqu’à la capitale Nouakchott. Et tout cela juste pour réclamer ce qui est leur droit, leurs terres et leurs biens qui ont été spoliés par certains agro-businessmen qui [en] profitent toujours. Malheureusement, arrivés à Nouakchott, au lieu d’être accueillis en tout honneur en tant que fils du pays, ils ont été gazés. Cela montre encore que la tension et la discrimination sont toujours là. Depuis un certain temps, c’est encore accentué par le système d’enrôlement de la population où l’on est confronté au problème de devoir justifier qu’on est des Mauritaniens.

Donaye, le village que vous filmez est devenu un village résistant avec des habitants qui refusent d’accepter de perdre leurs terres et d’être rayés de la carte. Qu’est-ce que symbolise Donaye aujourd’hui pour les Négro-Mauritaniens et les Arabo-Berbères de Mauritanie ?

Aujourd’hui, pour tous les Mauritaniens, c’est devenu un village emblématique et tout le monde a envie de le découvrir, parce que, à ma connaissance, ce qui se passe là-bas ne se passe nullement dans le monde. Tout en sachant que la Mauritanie est un pays à cent pour cent musulman, le fait d’accepter que les Mauritaniens reviennent chez eux, mais de leur interdire de récupérer le cimetière et d’être enterré chez eux, cela montre quand même ô combien il y a une indifférence totale par rapport à ce que se dit et à ce que se fait. Aujourd’hui, grâce à ce film, beaucoup de Mauritaniens ont envie d’aller voir ce village et se sont déplacés pour voir ce village, et ce sont aussi bien des Maures que des Négro-Mauritaniens qui luttent pour une Mauritanie meilleure.

En France, tout le monde parle cette semaine d’un autre cinéaste mauritanien, Abderrahmane Sissako et de son film Timbuktu. Un film qui parle aussi d’une occupation, de l’injustice, de la liberté. Pourquoi Abderrahmane Sissako n’a pas tourné Donaye ?

Je respecte beaucoup Abderrahmane Sissako. C’est son choix. C’est un réalisateur qui a pensé nécessaire de parler du Mali. Moi, je pense à parler plutôt de Donaye. Peut-être aussi que Sissako ne connaît pas Donaye et toutes ces questions. J’ai toujours une démarche documentaire : chercher là où il y a des problèmes, les traiter et trouver une solution. Mais les deux films peuvent être positifs.

Il y a un autre aspect intéressant par rapport au film de Sissako. Il a déclaré plusieurs fois qu’il avait tourné Timbuktu à Oualata, parce que cette ville mauritanienne ressemblerait à Tombouctou, la ville malienne célèbre pour sa tolérance. En tant que cinéaste de documentaires vous connaissez certainement le film Le Cercle des noyés de Pierre-Yves Vandeweerd sur la prison d’Oualata, cet ancien fort colonial où étaient internés les prisonniers politiques noirs en Mauritanie. En tant que cinéaste mauritanien, Oualata représente quoi comme ville pour vous ?

Oualata est toujours une ville symbolique par rapport à cette question du passif humanitaire, de ces événements qui se sont passés, où des intellectuels noirs ont croupi dans les geôles d’Oualata. Aujourd’hui, quand je parle d’Oualata, c’est plutôt dans le sens d’un travail de mémoire sur ce qui a été fait, ce qui a été infligé à ces Mauritaniens. Aujourd’hui, je vois Oualata comme une ville qui ne ressemble à aucune autre ville du monde, [en raison de] ce qui a été fait à Oualata comme barbarie humaine ; malheureusement, c’est quelque chose qui aujourd’hui encore fait que les gens n’en parlent pas très souvent. On passe à côté sans se rendre compte de l’importance de la mémoire qui est là, de ces Mauritaniens qui ont été tués dans cette prison d’Oualata qui est aujourd’hui une ville cauchemar pour certains. Quand on parle d’Oualata, ce sont tous les souvenirs, tous les drames humains qui se sont passés là-bas.

Vous avez reçu le prix spécial du Jury du Festival Docs Afrique pour votre documentaire Retour sans cimetière. Quelle sera la suite ?

J’ai l’espoir que le film sera vu dans beaucoup de festivals, ici en France, mais aussi en Afrique pour qu'on se saisisse enfin de cette question de spoliation de terre et d’injustice que vit une certaine communauté négro-mauritanienne. Et cela non pas dans le but de créer des problèmes, mais d’en parler pour enfin réfléchir sur cette question et de trouver une solution durable pour que la Mauritanie se retrouve et se réconcilie enfin en elle-même.

RFI