Alain Chouet a travaillé trente ans à la DGSE. Pour Paris Match, il lève le voile sur les secrets des prises d’otages et nous éclaire sur les méthodes des services français pour lutter contre le terrorisme.
Paris Match. Quelle a été votre carrière à la DGSE ?
Alain Chouet. J’ai suivi les affaires arabes et celles concernant la violence politique islamiste. J’avais appris l’arabe à l’Institut des langues orientales à Paris et à Beyrouth à l’université Saint-Joseph. J’ai été en poste au Liban de 1974 à 1976, au début de la guerre civile, en Syrie et au Maroc. J’ai occupé trois postes officiels dans le monde arabe et passé quelques années en “sous-marin”. J’ai ensuite été à Genève pendant quatre ans et à la Commission européenne, à Bruxelles. J’ai été nommé à mon retour à Paris coordinateur des opérations antiterroristes de la DGSE où j’ai eu à suivre les dossiers d’otages. J’ai terminé ma carrière comme chef du service de renseignement et de sécurité où j’étais chargé des contre-mesures actives en matière de contre-espionnage, de contre-criminalité et de contre-terrorisme.
Diplomate était une couverture, vous étiez un obscur troisième secrétaire à l’ambassade de France ?
J’ai tout fait, troisième, deuxième secrétaire, conseiller. Des fonctions bidon.
Quels étaient vos types de mission ?
A la DGSE, le contre-terrorisme travaille en dehors du territoire national, donc en dehors de tout cadre légal pour que la violence ne germe pas. C’est pour cela que les missions de la DGSE sont secrètes et clandestines, car on intervient contre des gens, des choses qui ne se sont pas encore produites en prenant des mesures diplomatiques, économiques et même culturelles que nous proposons à nos hommes politiques. A l’époque du terrorisme d’Etat, syrien, libanais ou iranien, comme il était clair que nous n’allions pas faire la guerre à ces pays-là même s’ils perpétraient des attentats contre nous, nous devions les dissuader de continuer. Mais on n’allait pas bombarder Kadhafi, il fallait que l’on fasse autrement. Notre travail consistait à nouer des contacts avec les responsables sécuritaires de ces pays qui pratiquaient le terrorisme comme une arme normale de leurs relations internationales. On leur disait : “On sait que c’est vous. Arrêtez, sinon, on ne va pas s’en prendre aux exécutants. On va s’en prendre à vous !”
Ces responsables des services arabes pouvaient nier…
Nous avions les preuves. Nos interlocuteurs – par exemple les services secrets syriens – préféraient ouvrir une ligne rouge avec nous pour pouvoir discuter.
Il y a eu pourtant des coups sanglants portés contre la France, et Charles Pasqua avait déclaré qu’il fallait terroriser les terroristes.
Il fallait à chaque fois remonter la filière et découvrir qui était derrière. Quant à terroriser les terroristes, je n’y crois pas du tout. Nous, notre job était de présenter aux politiques la gamme complète des possibilités d’intervention, jusqu’à l’élimination physique si nécessaire.
Les Soviétiques et maintenant les Russes ont la réputation de faire payer très cher les terroristes qui s’attaquent à leurs représentants.
Il y a beaucoup de légendes sur ces représailles que Moscou a laissé courir et alimenter car elles servent ses intérêts. Comment dissuader un aspirant kamikaze ? Avec quoi ? Ce n’est pas évident. Les mesures violentes font partie cependant de l’arsenal dissuasif. Le problème, c’est que les pays occidentaux ne sont pas crédibles. Les terroristes savent que dans nos Etats de droit nous sommes soumis à des contraintes légales et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi.
«Le djihadisme salafiste veut prendre le pouvoir dans les pays musulmans»
Le terrorisme a-t-il évolué ?
Nous ne sommes plus dans des logiques d’armées terroristes comme dans les années 70 avec les Palestiniens ou l’euro-terrorisme. Le terrorisme d’Etat avait une mission, disposait de moyens, de professionnels de la violence ou de la révolution. Maintenant, on a affaire à un ensemble de populations « sensibles », qui ne sont pas composées de professionnels, mais qui peuvent se lancer dans la violence par bêtise ou par conviction. Elles passent à l’action en mettant en jeu leur propre vie. Dans les années 80, les terroristes essayaient de ne pas se faire identifier et de s’en sortir vivants pour profiter de leur action. Avec les kamikazes d’aujourd’hui, on a changé de registre.
Avez-vous monté des opérations “homicides” contre des individus qui ont commis des crimes contre nos représentants ? Je pense, par exemple, à l’ambassadeur Delamarre assassiné en 1981 à Beyrouth.
Pour Delamarre, ce n’étaient pas des kamikazes. Les Syriens nous avaient déjà passé un certain nombre de messages, demandant d’arrêter de soutenir les Palestiniens. Paris a continué en sauvant Arafat. On était dans une logique de combats et de coups fourrés d’Etat à Etat. Ça s’est terminé avec des morts de part et d’autre.
A-t-on négocié genou à terre ? Ou passé l’éponge en faisant table rase des attentats commis par les agents syriens ?
Je ne rentre pas dans les détails de ces affaires. Il n’y a pas prescription. Et je suis toujours tenu par le secret défense. Mais on était en guerre et on a utilisé des moyens de guerre jusqu’à ce qu’on se mette d’accord avec les Syriens pour se dire “pouce” ! On replace nos relations sur l’autre plan.
Quels sont les objectifs des agents français envoyés à l’étranger ?
C’est la connaissance des intentions secrètes. Quand la France a un contentieux avec un Etat, il faut anticiper la stratégie qu’il va développer contre nous. Nos adversaires ne sont pas des démocraties. Ils passent rapidement à l’action terroriste. A nous de percer leurs secrets, leurs projets par tous les moyens, y compris illégaux.
Quelle est aujourd’hui la première menace contre la France ?
C’est le djihadisme salafiste qui veut nous dissuader d’intervenir dans les pays musulmans pour qu’il puisse y prendre le pouvoir. Menace numéro deux : le grand banditisme habillé en politique comme au Sahel où la prise d’otages est une activité lucrative.
Al-Qaïda au Maghreb islamiste qui a enlevé les otages d’Areva au Niger, pour vous, c’est un simple paravent ?
Oui. C’est du banditisme revêtu des oripeaux de l’islam. On a affaire à des groupes de combat qui ne sont pas dans une logique d’affrontement avec l’Occident. Ils sont
situés sur les routes des trafics dans la zone sahélienne et en profitent. Ils sont de 400 à 500, font vivre entre 20 000 et 30 000 personnes, et administrent de fait des zones de non-droit. Leurs responsables ne travaillent pas beaucoup pour l’islam et beaucoup pour l’argent. Un de leurs chefs, Mokhtar Ben Mokhtar, on le connaît depuis vingt ans. Avant, il n’était pas islamiste et organisait tous les trafics dans le triangle Mauritanie, Mali, Algérie.
Comment se fait-il alors que nos services secrets n’arrivent pas à faire libérer les derniers otages d’Areva ?
C’est une question d’argent. Les prix ont considérablement monté. A mesure que les Occidentaux, la presse, ont manipulé le concept d’une menace mondiale, le tarif de l’otage est passé en dix ans de 1 million de dollars à Jolo aux Philippines où des touristes français étaient détenus, à 25 millions pour les otages du Sahel. L’argent est pris
sur le budget de fonctionnement de la DGSE. Comme officiellement on ne paie pas de rançon aux terroristes, il faut que l’argent sorte d’une comptabilité publique
qui n’est pas soumise à une publication.
Le budget de l’Etat approvisionne-t-il celui de la DGSE pour ce genre de dépenses exceptionnelles ?
Pas du tout. Si on refait un collectif budgétaire pour remettre 30 millions de dollars en cours d’année à la DGSE, tout le monde va se demander pourquoi…
Cela signifie que pendant plusieurs mois, la DGSE, faute de budget après paiement d’une rançon, est obligée de se serrer la ceinture ?
C’est ce qui nous fâchait beaucoup. Cet argent est pris en effet sur le budget de fonctionnement courant. Avec le nombre d’otages récents, on commence à voir le fond de la caisse. Payer, on peut toujours. Le problème, c’est de savoir si on continue ou si on donne des signaux d’arrêt.
L’opération des forces spéciales en début d’année contre les ravisseurs de deux jeunes Français enlevés à Niamey, qui ont été tués pendant l’affrontement, marque-t-elle un tournant de la politique française par rapport à ses otages ?
C’est une réponse faible. Les terroristes du Sahel savent très bien qu’on ne peut mener ce genre d’opération que si on la gagne. La mort de nos otages n’est pas
supportable pour notre opinion publique.
Les Anglo-Saxons ont la réputation de ne pas négocier. Des otages ont même été tués au cours d’opérations de libération menées par l’armée américaine.
C’est bien pourquoi on ne leur en prend pas beaucoup. Les terroristes prennent chez ceux qui paient. Ils ne prennent pas de Chinois non plus. Pourtant, il y en a des
milliers qui travaillent dans les zones dangereuses. Mais ces groupes savent que ce n’est pas la peine de prendre de risques. Pékin ne lâchera pas un dollar.
«En Afghanistan, on n'avait pas à se mêler de leurs problèmes de société»
La principale menace de la France ne vient-elle pas de notre présence militaire en Afghanistan ?
Une des menaces, oui. Bien qu’il n’y a pas de taliban ou d’Afghan qui exerce des menaces contre nous. C’est le djihadisme international qui s’en sert comme prétexte.
C’est un thème mobilisateur dans le monde musulman. Demain, ils trouveront autre chose.
Dans votre livre, vous n’êtes pas convaincu de l’intervention française en Afghanistan.
On a gagné quoi ? On y fait quoi, aujourd’hui ? Le problème était légitime en 2001 où on avait un Etat taliban constitué qui hébergeait un groupe terroriste qui a fait le plus de dégâts au monde. Une fois qu’on a mis fin à ce régime et qu’on a cassé la base d’Al-Qaïda grâce à un mandat justifié et légitime, pourquoi est-on resté ? Pour faire de l’Afghanistan un Etat démocratique sur le modèle suisse ?
Les responsables politiques français n’ont-ils pas confondu la lutte antiterroriste et l’abandon du voile par les femmes à Kaboul, ce qui a créé un manque de mobilisation de l’opinion française ?
Il y a confusion des genres. Dans le terrorisme international, il n’y a pas d’Afghan. Si on veut réformer la société afghane, on n’est plus dans l’antiterrorisme. Je crois qu’après notre intervention militaire, il fallait laisser les Afghans régler leurs problèmes de société. En leur disant que si leur pays abritait encore une fois des bases terroristes, on reviendrait pour taper très fort, autant de fois qu’il le faudra. Pour le reste, ce sont leurs affaires.
Si l’on en croit vos dires, nos gouvernants ne tiennent pas beaucoup compte des avis de la DGSE ?
Eux prennent les décisions. Les rapports sont complexes en France entre les services et les politiques. Cela dépend de la personnalité du directeur général de la boîte et des relations qu’il entretient avec nos gouvernants. Nos responsables politiques utilisent nos estimations comme un instrument parmi d’autres. En général sous la pression de l’opinion, des médias, de l’émotion, ils prennent parfois des décisions qui nous apparaissent parfois peu logiques.
Vous n’êtes pas non plus chaud sur l’opération en Libye.
Je ne suis pas persuadé de sa pertinence, même si je ne vais pas pleurer sur Kadhafi. Le mandat de l’Onu était de protéger la population civile, et non pas de bombarder ses palais, ni de diviser le pays en deux. D’envoyer des commandos au sol, de fournir des armes aux rebelles et de leur donner un statut diplomatique. Les rebelles libyens du Conseil national de transition ne sont pas de grands démocrates. Leur président, qui était ministre de la Justice de Kadhafi, avait condamné les infirmières bulgares, a limogé en août tous ses ministres. Abdel Fatah Younès, l’ex-ministre de l’Intérieur, a été abattu cet été à Benghazi, alors qu’il était le seul à avoir une légitimité politique en dehors des islamistes qui, on le voit, pointent leur nez. Il ne faut pas être naïf. Il faut tenir compte du contentieux existant depuis les années 50 avec l’Egypte qui conteste l’existence même de la Libye. Ce n’est pas un hasard si la révolte n’a pas commencé à Tripoli mais à la frontière égyptienne avec des armes qui sont subitement apparues entre les mains des manifestants. Dans cette affaire, il existe des motivations extérieures pas toutes bien intentionnées. J’observe que la moitié de la Libye, la région Est, passe sous la coupe de l’Egypte qui n’a pas de pétrole, au moment où les Américains ne peuvent plus payer leur rente annuelle au gouvernement du Caire. Pourquoi pas ? Mais mener des opérations au nom de la grande et belle démocratie, c’est de l’hypocrisie. Kadhafi, lui, nous a donné beaucoup de travail dans la décennie où il faisait du terrorisme une arme ordinaire dans ses relations internationales. Après, il a fallu que l’on continue, mais dans l’autre sens, en allant lui faire des risettes pour qu’il signe des contrats juteux.
Depuis la France n’a signé aucun gros contrat avec lui. C’est Kadhafi qui donnait le tempo. N’a-t-on pas donné l’impression de suivre ses changements de cap?
Exactement. Avec lui, on a été contre, pour, avec. Pour un pays de 6 millions d’habitants, la Libye a bien occupé les services secrets français. Le risque, c’est de ne pas arriver à le juger. Ce conflit a mis en exergue la limite de nos moyens militaires. Il montre l’état de notre défense. Heureusement qu’on ne fait la guerre qu’en Libye. Si on devait la faire contre des gens sérieux, je ne sais pas où on irait.
Comme l’armée pour les opérations extérieures, les moyens de la DGSE sont-ils tous mobilisés face au terrorisme ?
Il y a en effet énormément de moyens qui sont concentrés sur une menace qui, si vous la regardez avec cynisme et sang-froid, n’est pas si importante que cela. Les atteintes que le terrorisme fait aux personnes et aux biens, c’est zéro par rapport à la criminalité ordinaire.
Une bombe dans le métro, cela provoque tout de même très vite un gros bilan.
C’est très médiatisé et soulève à juste titre l’horreur dans l’opinion. Mais, si vous additionnez tous les morts des bombes dans le métro en France ou ailleurs depuis vingt ans, cela ne fait pas grand-chose par rapport à la criminalité dans le monde. Nos services sont mobilisés là-dessus et ne s’occupent pas de la criminalité organisée internationale qui fait des morts et beaucoup de dégâts à nos économies.
« Au cœur des services spéciaux », d’Alain Chouet et Jean Guisnel, éd. La découverte.
source : Paris Match |