Le Calame : Vous venez de rentrer de vacances à l’étranger. Dans quel état avez-vous retrouvé le pays ?
Ahmed ould Daddah : Dans un piteux état, un état pitoyable. Il ne pouvait, d’ailleurs, en être autrement, dans la mesure où le pouvoir militaire, qui prend le pays en otage, utilise ses ressources à sa guise, bien souvent à des fins d’enrichissement personnel, sans tenir compte des avis de ses amis politiques ni de l’opposition, conduisant unilatéralement les affaires du pays. Le pouvoir a pris la voie, dès le départ, de ne discuter avec personne, de considérer ses adversaires politiques comme des moins que rien. Il affiche d’ailleurs le même mépris pour ses propres amis. Dans ces conditions, évidemment, il va au mur et, hélas, le pays avec.
- Pendant votre absence, certaines rumeurs ont fait état de votre volonté de prendre votre retraite politique – passer la main, donc – comme elles ont fait croire à des dissensions au sein du RFD. Qu’en est-il ?
- Comme vous le savez, on ne peut pas gérer les rumeurs. Les personnalités politiques, en général, expriment publiquement leurs opinions, lesquelles opinions peuvent avoir des incidences sur leur parti, sur leurs partenaires politiques. Parler du RFD, du FNDU peut avoir des incidences sur l’arène politique. Ce ne sont donc pas des choses qu’on garde secrètes. Personnellement, je suis connu pour avoir des positions claires sur ce que j’entends faire, sur ce qui se passe dans mon pays, sur mes protagonistes, etc. Vous, vous pouvez trouver ça radical, c’est votre droit. Pour ma part, je le qualifie de droiture, de transparence. Je pense que, quand on fait de la politique, on ne s’appartient plus totalement, on s’est soumis aux jugements des autres. Par conséquent, on doit aux autres la clarté, dans votre part d’analyse et de jugement.
- Votre combat continue donc ?
- En ce qui concerne ces rumeurs, je dirais qu’elles sont sans intérêt. Le combat que mène le RFD dont je suis, peut-être, un primus inter pares, c’est-à dire le premier parmi les égaux, n’est pas personnel, c’est un combat contre la dictature, c’est un combat pour la démocratie, sans interférence aucune des forces armées dans le jeu politique. Je saisis ici l’opportunité pour dire que l’armée est un des piliers essentiels de la souveraineté nationale et le rempart contre les menaces sur l’intégrité territoriale. De ce point de vue, c’est un des corps les plus importants de l’Etat qui mérite, par conséquent, de rester en dehors des combats politiques, de garder une neutralité positive pour rester l’objet de consensus. Malheureusement, on oublie et l’on néglige souvent qu’en la matière, il y a, aussi, en plus du front pour la défense des frontières, un front intérieur très important où se forment et se recrutent les soldats, les sous-officiers, les officiers, au sein duquel peuvent se mouvoir des cellules dormantes de l’ennemi, qu’elles soient terroristes ou autres. Il s’ensuit que le front intérieur est très important mais, hélas, on a tendance ici à le passer en pertes et profits, ce qui est une grande erreur, en terme de stratégie et de conception de la défense qui doit être une conception globale, sensibilisant et mobilisant toutes les forces vives du pays. Ce front intérieur mérite plus d’égards.
Pour en revenir aux rumeurs, je dirais que je suis engagé au sein de mon parti, le RFD, dans un combat pour la démocratie, l’égalité, la justice, la justice sociale. Le RFD se bat pour l’unité nationale du pays et la fraternité entre les différentes composantes du pays, pour une politique où chaque mauritanien trouve la place qui lui convienne, sa part politique, sa part socio-économique, culturelle, civilisationnelle. Cette politique, vous l’imaginez bien, ne peut être menée que par un gouvernement démocratiquement élu par l’ensemble du peuple mauritanien auquel il doit être redevable de son élection et comptable de son action.
- A vous entendre, vous continuez à remettre en cause la légitimité de la réélection du président Mohamed Ould Abdel Aziz ?
- La légitimité est d’essence populaire, elle ne peut être acquise qu’à la suite d’élections libres, honnêtes et transparentes, conditions qui n’ont pas été réalisées jusqu’à présent. J’ajoute que je n’ai pas de problème personnel avec l’actuel chef de l’Etat, ni avec aucun de ceux qui l’ont précédé. Je me bats pour une cause que j’estime juste, transcendant les personnes et les clivages, un combat pour qu’une véritable démocratie s’installe en Mauritanie, une démocratie au service du citoyen, une politique d’équité, dans tous les domaines. De ce point de vue et de concert avec les militants du RFD, j’estime que le devoir et l’engagement me commandent de poursuivre le combat à la place où mon parti me désigne. Ce combat n’aura de répit que le jour où le peuple mauritanien aura retrouvé sa liberté de choisir ses gouvernants, sa liberté de faire le design de ses orientations politiques, de sa diplomatie, de sa politique économique, culturelle, sociale, de devenir un peuple assumant toutes ses responsabilités, un peuple souverain.
- Quelle forme prendra ce nouveau combat ?
- Je ne lui donne pas une forme particulière, cela fait vingt-deux ans que je me bats sur le terrain politique, avec mes collègues, mes partenaires. Ce combat ne commence donc pas aujourd’hui, les objectifs que j’ai énoncés précédemment ne datent pas d’aujourd’hui. Ce que je puis ajouter, c’est que nous menons un combat politique, non une guerre ou une guérilla. Nos armes sont politiques, non militaires. Vous savez, dans d’autres pays, les gens ont été poussés à recourir à des armes pour atteindre leurs objectifs. Ce n’est pas notre option, nous avons choisi une option politique pour gagner politiquement et démocratiquement notre combat, afin de sortir le pays de l’impasse où il a été enfoncé. C’est un combat de longue haleine, une course de fond mais aussi, un combat de chaque instant. D’ailleurs, beaucoup de gens finissent pas se lasser et jettent l’éponge. Mais, de mon point de vue, ce combat est le seul qui vaille, parce qu’il porte sur des objectifs fondamentaux, il porte, en lui une pédagogie, un travail de sensibilisation et d’encadrement, pour un meilleur devenir de la collectivité nationale dans son ensemble. Ce combat mérite d’être mené. Au sein du RFD, nous nous y sommes engagés dans des conditions difficiles que tout le monde connaît. Des conditions de marginalisation, de musellement, non seulement pour les dirigeants du parti mais, également, pour l’ensemble de ses militants et de l’opposition démocratique, en général, que le pouvoir ne considère pas comme des citoyens mais comme des ennemis. Le pouvoir doit comprendre que les militants de l’opposition, s’ils étaient dans l’administration, auraient constitué d’excellents fonctionnaires, en ligne avec leur formation et leur idéal politique. Leur marginalisation et leur exclusion ne sont pas seulement des injustices au plan moral mais sont, en même temps, un handicap pour les services publics auxquels ces citoyens auraient pu apporter, en toute logique, leur expérience politique et mis en œuvre l’idéal républicain pour lequel ils se sont toujours battus. Il résulte, de cette marginalisation-exclusion, un déficit de qualité et de bonne gestion dont seul le pouvoir assume la responsabilité. Et pourtant, c’est le pouvoir qui aurait pu tirer le meilleur profit de l’implication de tous dans la chose publique, ce qui n’exclut pas les différences idéologiques, de conception et d’orientation.
- Au cours de sa rentrée politique, le FNDU a tenu une réunion à laquelle a pris part le RFD. On a annoncé la mise en place d’un plan d’actions. En quoi consiste-t-il ?
- D’une façon générale, le FNDU travaille sur une plateforme arrêtée, consensuellement, depuis longtemps, tout en actualisant tel ou tel aspect, suivant les évolutions, et en définissant une feuille de route pour la mise en œuvre. Cet agenda va être rendu public dans quelques jours, incha Allah.
- L’opinion nationale se demande si l’opposition, qui n’a pas réussi à empêcher le pouvoir de dérouler son agenda électoral, pourra se relever du boycott des dernières élections, en restant cinq ans en dehors des mairies et de l’Assemblée nationale ?
- Votre question suppose que nous avons tenu, jusqu’à présent, parce que nous avions participé à des élections antérieures. Vous semblez oublier que nous n’avons pas toujours participé aux élections, durant notre parcours de vingt-deux ans, et cela ne nous a pas, pour autant, fragilisés. Je suis tenté de vous retourner la question, en demandant si Mohamed ould Abdel Aziz pourra se relever des dernières « élections » unilatérales et artificielles. Nous sommes et demeurons une opposition démocratique. Nous n’avons jamais cherché la confrontation avec le pouvoir, nous inscrivons notre action dans la durée, parce que c’est un combat de longue haleine. Mais dire que nous n’avons pas réussi à empêcher le pouvoir à dérouler son agenda électoral n’est pas approprié, ce n’est pas une expression pertinente pour qualifier le travail que nous faisons. Comme chacun le sait, nous avions déposé, pour une bonne organisation de ces élections, des propositions concrètes, de nature à garantir la transparence, condition sine qua non de la crédibilité des élections. En somme, nous avions demandé que chaque citoyen en âge de voter puisse voter une seule fois et que chacun reçoive les voix qui lui sont octroyées par les électeurs. Ces propositions n’ayant pas reçu de réponses satisfaisantes de la part du pouvoir – elles n’ont, en fait, pas reçu de réponses du tout – il était évident que nous ne pouvions pas participer à une nouvelle mascarade électorale pour cautionner un pouvoir illégitime et usurpé. Je ne suis pas sûr que Mohamed ould Abdel Aziz dispose d’un agenda, si ce n’est de demeurer au pouvoir. Je n’ai aucune connaissance d’un agenda de sa part, si ce n’est celui-là. Je suis un acteur politique, je suis censé le connaître, mais je n’en ai aucune idée. Ce dont je suis certain, aujourd’hui, c’est que sa seule ambition est de confisquer le pouvoir pendant encore très longtemps. Il va sans dire que nous n’avons pas, à l’opposition, les mêmes ambitions que lui. Ce faisant, Mohamed ould Abdel Aziz compromet et hypothèque dangereusement l’avenir de ce pays qui se trouve dans une zone de turbulences, entouré de conflits armés, de menaces terroristes, en pleine mutation interne. Je voudrais ici préciser qu’en dépit de notre opposition au pouvoir dictatorial – qui ne prendra fin que le jour où une véritable démocratie émergera dans le pays, où une alternance démocratique cessera d’être dramatique mais sera voulue, organisée et arbitrée, par le peuple mauritanien – en dépit de cette opposition, disais-je, nous avons toujours refusé la violence.
Je reviens pour dire que nous sommes dans une zone du Sahel allant de l’Atlantique à l’Océan indien, de Nouakchott à Mogadiscio. Cette zone est sensible, parce que c’est une zone de contacts entre le monde arabo-musulman et le monde africain, c’est une zone de brassage de civilisations. Savez-vous que c’est une reine d’Egypte qui rapporta, au cours d’un voyage à Mogadiscio, du henné à Louxor ? La Somalie est un vieux pays, victime, aujourd’hui, de guerres intestines interminables, de destructions… Je rends ici hommage à l’opposition mauritanienne qui a refusé, jusqu’ici, de céder à la tentation de la somatisation, de la terre brûlée. L’opposition a toujours refusé, malgré les provocations du pouvoir, de recourir à la violence destructrice. L’attitude de l’opposition mauritanienne est d’une grande probité, contrairement à celle du chef de l’Etat actuel. Bien que le peuple mauritanien subisse, depuis 1978, une marginalisation, en dépit des efforts de sa classe politique pour l’instauration et l’ancrage de la démocratie, de la justice et de l’équité dans le pays, cette opposition fait tout pour éviter les dérapages et refuse la politique du pire.
- Cela suppose le dialogue avec le pouvoir. Est-ce encore possible avec le président Mohamed ould Abdel Aziz ? Le cas échéant, à quelle condition ?
- Journaliste et observateur de la scène politique, vous savez que nous avons beaucoup favorisé le dialogue. Nous sommes passés par plusieurs étapes, dans ces dialogues à répétition, mais chaque fois que nous posons les vrais problèmes susceptibles de nous sortir de l’imbroglio, le pouvoir se cabre et se crispe. Vous connaissez la suite : tout finit, hélas, en queue-de-poisson. Nous ne pouvons continuer le jeu du chef de l’Etat actuel qui s’obstine à des semblants de dialogue. On ne peut pas faire confiance à un pouvoir absolu où seul le président régente tout, cherche, par tous les moyens, à rester au pouvoir. Nous ne lui donnons pas cette occasion, nous allons travailler à faire bouger les lignes. Regardez autour de nous : le Sénégal, la Guinée, le Mali et le Niger ont tous réussi des élections apaisées et des alternances pacifiques. Le Mali, qui a connu un long conflit armé, a réussi des élections acceptées par tous les protagonistes. La Côte d’Ivoire, qui a vécu une véritable guerre civile, est en train de se relever, après des élections maîtrisées. Et la Mauritanie, me diriez-vous ? Elle est la dernière de la classe, à cause des blocages orchestrés par le pouvoir en place. Mais, comme je l’ai répété, nous nous battons pour changer cette donne, pour donner, aux Mauritaniens, la chance de se choisir librement leurs dirigeants, à travers des élections libres, honnêtes et transparentes, arbitrées et reconnues par la Communauté internationale. C’est un combat qui mérite des sacrifices et c’est ce que nous faisons, au RFD et au sein de l’opposition démocratique.
- Dans les pays que vous venez de citer, il n’y pas peut-être pas cette méfiance constatable, en Mauritanie, entre le pouvoir et son opposition. Qu’est-ce qui vous empêche de vous entendre ?
- Il existe une grande méfiance de l’opposition vis-à-vis de l’actuel chef de l’Etat. Je n’ai pas besoin d’expliquer les racines du mal. En dépit de tout cela, nous n’avons jamais refusé d’aller à une table de négociations, parce que nous sommes convaincus que c’est la bonne méthode. Mais je dois vous dire que nous ne voulons plus d’un semblant de dialogue. Si nous allons au dialogue, c’est pour poser les problèmes qui entravent le bon fonctionnement du pays, pour écouter les propositions de notre vis-à-vis, en débattre sérieusement, nous faire des concessions mutuelles. Le dialogue suppose la présence de deux parties, ce qui n’est pas le cas avec le pouvoir actuel. Nous avons toujours réitéré notre volonté d’aller au dialogue pour aboutir à des compromis mais nous refusons la compromission. Notre souhait le plus ardent est de favoriser l’instauration d’une démocratie réelle dans notre pays, non une démocratie de façade. Nous ne sommes pas prêts à lâcher prise, nous allons continuer ce noble combat pour notre pays. Les ambitions personnelles ne représentent rien par rapport à l’avenir du pays qui, comme les autres, a besoin de vivre en paix et la quiétude ; en somme, dans la démocratie. Nous voulons un pays où règne la justice, la bonne gouvernance, un pays où tous les contrevenants à la loi répondent de leurs actes, où ceux qui détournent les biens publics soient interpelés et traduits devant des tribunaux ; en définitive, un pays où l’impunité sera bannie à jamais. La justice ne doit plus être instrumentalisée.
- Vous doutez donc de l’engagement du président de la République à éradiquer la gabegie dans notre pays ?
- Vous ne devriez pas poser ce genre de questions : vous savez bien que la Mauritanie n’a jamais connu autant de gabegie avant ce régime. Je peux vous citer des exemples à la pelle : où sont passés les cinquante millions de dollars que l’Arabie Saoudite a donnés à la Mauritanie ? Où sont passés les deux cents millions de dollars – prix de Senoussi – honte aujourd’hui de la Mauritanie qui vend des êtres humains. Vous savez, quand l’argent public ne passe pas par des procédures normales (engagements, contrôle financier, etc.), c’est source de suspicion, risque de détournements. Je n’oublie pas le fameux « Ghanagate » qui n’a pas fini de révéler l’origine et la nature de ses dollars. J’espère que ces dollars – vrai ou faux, je n’affirme rien – n’aient pas été injectés à la Banque centrale, qu’on n’ait pas constitué des contreparties en fausse-monnaie. J’invite à la méfiance car ce genre de pratiques fut dévastateur, pour les pays qui y faisaient recours. Les grands pays ne pardonnent jamais ces actes...
- Certains observateurs, tant du pouvoir que de l’opposition, trouvent monsieur Ahmed ould Daddah « trop radical » ; lui reprochent d’être à « l’origine des blocages », chaque fois qu’une perspective de dialogue avec l’opposition se dessine. Que répondez-vous à ces accusations ?
- Je les trouve, tout simplement, méprisables. Donc, Ahmed Ould Daddah est un empêcheur de tourner en rond ? Cependant il aurait pu, lui aussi, faire comme les autres, profiter de sa situation, se compromettre, se faire une place au soleil, prendre sa part du gâteau, comme on le dit malheureusement chez nous. Qui ne veut pas être ministre, directeur, ceci ou cela ? Ahmed ould Daddah veut bien le confort, être comme tout le monde. S’il est stigmatisé par certains, c’est parce qu’il ne pense pas comme eux, parce qu’il a des ambitions pour son pays, des ambitions pour ses compatriotes. Je me bats pour des principes, pour sortir la Mauritanie de l’ornière, pour que ce beau pays ne reste pas le dernier de la classe. Le RFD et l’opposition, en général, se battent pour un meilleur devenir de ce pays, pour l’unité et la prospérité de ce pays. Vous n’êtes pas sans savoir que l’opposition n’a jamais été confortable, c’est tellement plus facile d’applaudir et de sauter sur la première occasion pour devenir ministre, ambassadeur, directeur d’un grand établissement public, avoir, simplement, la paix. Mais, nous, nous n’avons jamais choisi l’opportunisme. Seulement l’opportunité de servir notre pays, de préparer l’avenir aux générations futures, pour que ces générations puissent, demain, lever la tête dans le concert des nations. Ce pays qui occupe une position géopolitique extraordinaire a été, dans le passé, façonné, auréolé par des oulémas de grand renom. Citons, à titre purement indicatif, Mohamed Mahmoud ould Tlamid (Cheikh Chinguitti à Al Azhar), Oulad Mayaba, Cheikh Abba ould Khtour, en Arabie Saoudite, l’Ecole Zoubeïriya, à Basra en Irak. Et je voudrais aussi saluer la mémoire et l’œuvre d’El Hadj Mahmoud Bâ dont l’action s’est propagée jusqu’en Afrique centrale. J’ai rencontré personnellement certains de ses disciples à Brazzaville (Congo). Au sud du Sahara, nous avons été de grands vecteurs de l’islam et du savoir. Au nord, nos oulémas ont brillé de mille feux au Machrek. Voilà l’œuvre spirituelle et culturelle qu’ont joué nos illustres hommes, toutes composantes confondues. Nous devons nous en réjouir et nous en inspirer. Vous savez, la grandeur d’un pays ne réside pas, nécessairement, dans le nombre de ses soldats ni même dans le nombre de ses habitants mais dans la qualité de ses hommes, la richesse de sa culture, la pertinence de ses engagements et des objectifs qu’il s’est assignés. Je voudrais rappeler, à ceux qui auraient tendance à l’oublier, qu’en dépit de sa diversité ethnique, la Mauritanie n’a jamais vécu une guerre entre ses composantes. Je mets au défi quiconque de me prouver le contraire. Il y a eu des guerres, entre les tribus maures, au sein d’autres ethnies, mais jamais de guerre ethnique, en dépit des troubles et vicissitudes de son histoire. Inspirons nous donc des leçons de sagesse et de maturité de notre peuple, tout en nous inscrivant dans la modernité, la science et la recherche.
- Les prix du fer chutent, l’extension de la mine d’or de Tasiast traîne et le poisson ne se vend plus. Ne craignez-vous pas que l’année 2015 soit une année difficile pour le pays, surtout que l’hivernage n’a pas été bon ?
- D’abord, je voudrais rappeler que nous avons connu deux années fastes : l’once d’or a atteint près de 1900 $, et la tonne de fer près de 160 $. Le prix du cuivre avait lui aussi augmenté. Mais nous oublions souvent, dans nos appréciations économiques, le cheptel, qui était, jusqu’à l’indépendance, la principale ressource du pays. Nous avons aussi oublié une ressource fondamentale : la pêche ; oublié l’agriculture avec, notamment 135 000 hectares de terres irrigables qui peuvent couvrir nos besoins en riz, en mil et en fruits tropicaux ; plus, maintenant, l’élevage, dans des conditions moins précaires que par le passé. Si ces ressources renouvelables sont négligées, le secteur de l’élevage dont nous avons une longue tradition, une longue expérience, a été complètement relégué aux oubliettes. La Mauritanie n’a pas non plus profité de la mise en valeur du fleuve Sénégal qui devait lui permettre de réaliser, au moins, deux récoltes de riz par an, avec dix à douze tonnes à l’hectare. Nous avons joué, avec la pêche, comme au casino, en laissant détruire la ressource, à cause d’une course effrénée aux licences et autres accords de pêches. Résultats du pillage, quelques personnes, en nombre très restreint, se sont enrichies trop rapidement. Mais, comme avec l’enrichissement illicite, certains se sont appauvris aussi vite et peu d’investissements économiquement utiles ont été réalisés dans le pays. Vous constatez donc que ces trois principaux secteurs de notre économie ont été complètement oubliés, laminés.
La Mauritanie dispose également d’importantes ressources minières. Là aussi, nous n’avons malheureusement pas évolué. Pour preuve, en 1976, deux ans donc avant le coup d’Etat de 1978, un grand projet de pelletisation d’une partie du minerai de fer avait été initié. Les Koweïtiens étaient disposés à engager, sur ce projet, ma somme d’un milliard de dollars. C’est encore une belle somme aujourd’hui. Il s’agissait d’enrichir et de transformer le minerai de fer pour fabriquer de l’acier, grâce à une réduction par le gaz. Voyez-vous, l’histoire a parfois des clins d’œil curieux. Si ce projet avait été mené à bien, peut-être que nous aurions pu réaliser cette réduction, puisque nous avons aujourd’hui du gaz. Si ce projet avait abouti, la quantité de gaz dont dispose le pays serait un grand atout. Au lieu de cela, nous sommes restés à la case départ et continuons à vendre de la poussière. On oublie qu’un jour, un trait sera tiré sur les mines de Zouérate, il n’en restera que les compétences en ressources humaines. La Mauritanie a malheureusement raté le coche. Il n’est cependant pas trop tard pour mieux faire. Ce qui est sûr, en tout état de cause, c’est que nous avons perdu quarante précieuses années, en termes d’acquisition de savoir et de savoir-faire mais, aussi, en termes d’enrichissement. Encore une fois, il n’est pas trop tard pour mieux faire. Attachons-nous à ne plus perdre, refusons de rester d’éternels rentiers. Œuvrons pour préserver nos ressources, pour leur bonne exploitation, pour leur transformation, pour qu’elles profitent à l’ensemble du peuple mauritanien et non à l’enrichissement illicite de tel ou tel groupe de personnes qui, d’ailleurs, se seraient honnêtement enrichies, comme les autres, si ces ressources étaient judicieusement mises en valeur.
De ce point de vue, l’avenir, c’est la Jeunesse. Je me souviens d’un ancien recensement démographique, réalisée par une société grenobloise, sur financement des Nations-Unies. Cette enquête faisait ressortir que 75 % de la population mauritanienne était constituée de jeunes de moins de 29 ans, c’est-à-dire que trois personnes sur quatre sont jeunes ou très jeunes. C’est un bon atout et un potentiel important. Mais, pour le capitaliser, il faut construire des écoles, des établissements professionnels, améliorer la qualité de l’enseignement et la santé, disponibiliser l’eau potable, réaliser des ouvrages hydro-agricoles, des infrastructures de transports et autres équipements et, évidemment, fournir des emplois aux jeunes.
De ce point de vue, je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre le terrorisme et le chômage. Quand vous avez des jeunes gens, avec ou sans diplôme, sans formation professionnelle, sans ressources pour s’épanouir, sans emplois et, donc, sans espérance, vous faites le lit de toutes les dérives. Ces jeunes – pour ne pas dire ce cocktail explosif – peuvent facilement succomber à toutes les sirènes dont la plus redoutable reste le terrorisme. Ce sont nos gouvernants qui fabriquent des bras armés au terrorisme, pour n’avoir pas su offrir et garantir, à nos enfants, des lendemains plus heureux, les conduisant, ainsi, à l’autodestruction.
- Que pensez-vous de la proposition d’autonomie des Forces Progressistes du Changement (FPC), ancien FLAM ? Une proposition annoncée lors d’un congrès, tenu à Nouakchott en septembre dernier.
- Ce qui me paraît fondamental c’est de construire, dans ce pays, un véritable Etat de droit, assurant, sans aucune discrimination, l’égalité de tous, où chacun soit en situation d’apporter sa contribution à l’édifice commun, trouve la place qui lui convienne et se sente véritablement épanoui. Cela suppose, entre autres, que nos cultures soient mises en symbiose, comme elles l’ont toujours été, s’enrichissant les unes les autres par leur apport, leur sensibilité et leur expérience vécue.
Propos recueillis par
AOC & DL
Lecalame
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